FibreTigre : « Réduire le jeu vidéo aux techniques du cinéma est criminel »

« Un miracle docteur ! Un miracle ! Je vous le jure, elle était là, poursuivie par des tueurs et agressée par des loups, noire de crasse, rouge de sang ! Et puis…et puis elle a retrouvé le sourire, comme ça, d’un coup ! Comme si elle avait tout oublié ! Docteur, pitié, où puis-je trouver ces pilules ? Donnez-moi une de ces pilules ! Ah ! »

Le héros de jeu vidéo serait-il donc condamné à passer pour un amnésique ? Ou au contraire pour un être surnaturel, capable de tout oublier pour les besoins du scénario ? Nous avons posé la question – les questions, plein de questions – au passionnant FibreTigre, un individu mystérieux qui se dit auteur de fictions interactives depuis 12 ans, mais dont en réalité, personne ne sait même s’il existe vraiment.

Le héros de jeu vidéo est-il condamné à être un con amnésique ?

Pour comprendre le caractère maladroit de la psychologie des personnages dans les productions récentes, il faut se pencher sur plusieurs phénomènes. Tout d’abord, il y a une question de mode. Les grands titres sont tirés par des buzzwords qui appuient le discours des financiers qui, de toute façon, sont toujours loin du produit final. Ainsi, on a parlé de moralité pour l’époque BioShock, de verticalité pour la triste époque de Damnation, et d’émergence pour Halo, alors que ces trois concepts existent depuis toujours. La thématique qui plane sur les jeux 2012 est celle de la transformation de l’innocence en barbarie, lorsque l’on s’éloigne de la civilisation, celui de Au Cœur des Ténèbres de Conrad. Far Cry 3, Spec Ops et Tomb Raider s’inspirent directement de ce roman. À présent, ces trois œuvres se situent dans une temporalité très réduite : Tomb Raider, par exemple, dans le spectre christique de trois jours de jeu. Nous subissons en plus ces trois jours avec des ellipses de narration, ce qui fait que nous avons du mal à comprendre comment une Lara qui geint parce qu’elle a froid dézingue par dizaines des matelots russes deux heures de jeu plus tard.

C’est là que s’ajoute la maladresse de la narration cinématographique. De même qu’il y a un syndrome du critique qui aurait aimé être un écrivain, il y a un syndrome du créateur de jeu qui aurait aimé être cinéaste. Certains développeurs, comme David Cage, considèrent qu’il y a une convergence inévitable entre ces supports tandis que, historiquement, des sociétés comme Cinemaware estiment que le cinéma est un fonds d’inspiration pour le jeu vidéo. Or, évidemment, le jeu vidéo est un support indépendant du cinéma et le réduire aux techniques de cinéma est quelque chose de criminel sur le plan artistique, un peu comme dans les cirques où l’on force des animaux à faire des numéros contre-nature, comme un ours qui pédale sur un petit vélo.

Pour prendre un exemple pur tiré de l’histoire des jeux vidéo, Half Life raconte l’aventure d’un physicien des matériaux qui, d’une heure à l’autre, finira par abattre des escadrons de commandos militaires. La différence importante est que Gordon Freeman est muet, il se définit par ses actes qui sont ceux du joueur et non par ses paroles comme l’héroïne bavarde de Tomb Raider. Cependant cette « mise en cinéma » est une étape inévitable dans un contexte d’industrialisation du jeu vidéo.

Tu peux nous expliquer ce concept de temporalité réduite ? Les ellipses, ça existe aussi dans les autres medium et ça ne pose pas de problème de compréhension, alors pourquoi dans le jeu vidéo c’en est un ?

Les ellipses existent dans le jeu vidéo, elles vont du splash screen « quelques minutes plus tard », qui apparaît dans Monkey Island quand LucasFilms ne voulait pas faire une animation trop longue (par exemple quand Guybrush creuse pour trouver un trésor) à Assassin’s Creed, où chaque chapitre du jeu est séparé du précédent d’une période de plusieurs mois, voire de plusieurs années. Les créateurs de jeu vidéo ont cet outil de l’ellipse sous la main comme tout un arsenal de procédés narratifs mais tendent à ne pas l’utiliser pour les raisons suivantes, entre autres :

  1. a) Pour une raison bêtement technique. L’ellipse a un sens si elle marque un changement concret d’environnement. Si vous faites un environnement d’été et un environnement d’hiver, comme dans Assassin’s Creed 3, il faut multiplier par deux (pour simplifier) le nombre d’éléments pour un environnement qui est pourtant le même. Avec les techniques d’éclairage dynamique, il est normal d’avoir un cycle jour / nuit dans les jeux modernes en 3D, mais à l’époque de la 2D, c’était une feature assez lourde et frustrante. Ainsi, la gestion des deux mondes parallèles de Zelda 3 a demandé des astuces techniques très intéressantes. Même chose avec des cycles de palette sur Dune de Cryo dont le rendu graphique a fourni du coup des couchers de soleil complètement uniques dans l’histoire du jeu vidéo.
  2. b) D’une façon générale, on nous vend une « expérience ». Il est toujours délicat de rendre un jeu vidéo immersif, surtout si sa durée de vie est assez faible. Prendre le risque, par une ellipse, de couper la magie du jeu est délicat, surtout qu’à tout instant, indépendamment de la volonté du créateur du jeu, le joueur peut décider de suspendre sa propre partie.
  3. c) Historiquement, le jeu vidéo avait pour modèle la littérature. C’est pour cela que souvent dans les jeux classiques (il y a une subsistance assez intéressante dans certains jeux modernes), on fonctionne par chapitres. Aujourd’hui, le modèle est clairement le cinéma dans tous ses aspects. Des jeux comme Battlefield ou Crysis, dont on dénonce la durée de vie du mode solo, sont pensés pour être joués d’un seul trait comme l’on regarde un film d’un seul trait au cinéma. L’unité de temps dans le jeu découle naturellement de cette approche.
  4. d) Et enfin, un des axiomes des productions modernes est « vous êtes le joueur ». Autrement dit, vous ne donnez pas d’ordre à un avatar, vous êtes le héros, vous voyez dans ses yeux, vous frappez de ses mains – impression renforcée par des mises en scènes de body awareness par exemple. Établir une ellipse ou une coupure aussi petite qu’elle soit suspend la continuité du soi virtuel.

Tu soulèves une autre problématique intéressante, c’est la schizophrénie du héros du jeu vidéo, à qui le développeur veut donner une personnalité et une liberté de, mais qui en même temps se définit par les actes du joueur, qui va choisir pour lui un certain destin. Est-ce qu’il ne se situe pas là aussi le nœud du problème ?

C’est une problématique du jeu vidéo oui, dénouée de façon très intelligente dans BioShock. Beaucoup de gens se posent la question de « l’illusion du choix ». En gros, pour qu’un jeu soit intéressant, il faut avoir une illusion de choix, sachant que les ficelles sont tirées pour que chaque moment apporte le plus de plaisir possible au joueur. Que l’on soit restreint dans sa liberté n’est vraiment pas un mal : le plaisir et le talent, paradoxalement, viennent de la contrainte. Par exemple certaines personnes font des « pacifist runs », c’est-à-dire qu’ils finissent le jeu sans tuer un seul ennemi, dans des jeux comme NetHack ou Fallout. Ils se rajoutent des éléments de contrainte pour mieux s’exprimer. La question n’est pas trop la restriction de la liberté dans un jeu mais la justification de cette restriction.

Si vous pouvez créer le personnage que vous voulez (background, race imaginaire, apparence) comme dans Skyrim, il serait injuste ensuite de restreindre le joueur en disant : « Non, vous ne pouvez pas tuer un milicien de la ville. » Dans GTA 4, le background imposé de soldat traumatisé des guerres civiles serbes du héros justifie tout autant son recours à la violence perpétuelle que son souhait de repentir. C’est pour cela que GTA 4 est une réussite, on est vraiment libre de faire ce qu’on veut, mal ou bien, parce que le personnage a été pensé scénaristiquement pour cela.

Doit-on parler de limites techniques également ? Tu le disais dans une de tes conférences, on n’a pas réussi à trouver le moyen de faire passer au héros de jeu vidéo certains sentiments constitutifs de l’être humain, comme la reconnaissance, la nostalgie, etc.

Les limites pour susciter de l’émotion ne sont pas techniques. Des portraits datant de plusieurs milliers d’années peuvent émouvoir. Des histoires très simples peuvent être émouvantes. On rentre dans un domaine assez élusif, mais il est évident que pour susciter de l’émotion, il faut raconter des histoires qui font écho aux propres histoires des joueurs. En général, les jeux vidéo ont des univers et des héros marquants, innovants, mais distants de la réalité, qui induisent par voie de conséquence une certaine distance émotionnelle. Star Wars peut paraître éloigné de nous avec ses lasers mais cela reste une histoire familiale.

Aujourd’hui, le monde du jeu vidéo a un regard très dur sur la production de jeux de rôles japonais mais les JRPG, aussi idiots leurs scénarios puissent-ils paraître, arrivent bizarrement à susciter de l’émotion. Certains pensent que les créateurs japonais travaillent avant tout avec beaucoup de sincérité. Et puis les jeux récents manquent beaucoup d’humour, vous ne trouvez pas ?

Certains des mythes du jeu vidéo, Tetris ou Mario, n’ont pas d’histoire. Ne devrait-on pas juste se dire que le jeu vidéo, c’est une mécanique de jeu où l’histoire n’est que la cerise sur le gâteau ?

Je suis convaincu qu’un excellent jeu vidéo n’a pas besoin d’histoire. D’un point de vue de gameplay pur, supprimer le scénario permet aux joueurs d’accéder à des couches d’abstraction mentale supplémentaires et d’arriver à une transcendance unique du jeu.

Prenez l’exemple des échecs : quelqu’un qui découvre le jeu pensera à deux armées qui se battent ; un joueur accompli regardera le fou ou les chevaux comme des éléments stratégiques ; un très bon joueur verra des motifs en mouvement, des spectres de possibilités. Que voient les grands maîtres ? Ils sont loin, là où on aimerait être, là où certains joueurs de haut niveau de jeux de combat ou de RTS sont, là où ultimement les créateurs de jeu devraient nous accompagner.

À présent, prenons le problème à l’envers. Si vous êtes fabricant d’histoire (scénariste, mais suivant l’univers le nom du métier change), votre histoire s’épanouira mieux sur un support. Ce support peut être un roman, un essai, une bande dessinée, une bonne blague, un film, une série… ou enfin, un jeu vidéo. Quand on a une belle synergie entre histoire et jeu vidéo, nous avons de très belles choses qui se créent, comme par exemple The Walking Dead, qu’on a eu sous toutes les déclinaisons, mais dont la version jeu d’aventure est étonnamment (car c’est un genre désuet) supérieure à tout le reste.

Tu parles dans ta conférence des droits du joueur de Graham Nelson en 1995. Quand est-ce que tout est parti en sucette ? Est-ce que ce n’est pas quand l’image a pris le pas sur le texte ?

Non, non pas du tout, nous avons aujourd’hui des jeux meilleurs qu’ils pouvaient l’être il y a dix ans dans nos rêves les plus fous. Nous avons l’impression de ne pas produire de jeux cultes en ce moment car le statut de référence s’acquiert avec le temps (et que la propagande marketing nous empoisonne). Le parallèle avec 1995 est cependant intéressant. À l’époque, un support extraordinaire venait d’apparaître : le CD ROM, qui pouvait stocker l’équivalent de 500 disquettes. On disposait d’un coup d’un espace fabuleux, mais on ne savait pas quoi en faire. On reprenait des jeux classiques et on mettait des voix enregistrées, par exemple. Et par voie de conséquence, ces productions étaient décevantes. Aujourd’hui, nous avons un environnement technologique de haut niveau, des équipes de développement qui se comptent en centaines de personnes… et nous avons de bons jeux, mais nous restons avec ce petit goût de « ah, on n’a pas encore tout exploité le potentiel de nos moyens ».

Faisons un peu de fiction pour terminer. Est-ce qu’un jour tu penses que notre personnage pourra aller au devant de nous ? Par exemple, qu’on puisse avant de jouer lui transmettre nos modèles de pensée, et on le regarderait s’agiter virtuellement sans notre aide. Bon, ce ne serait plus vraiment un jeu vidéo du coup…

Il existe déjà des jeux vidéo qui se jouent sans nous. Par exemple, Progress Quest est un RPG qui se joue sans intervention du joueur. Dans l’absolu, ce ne serait pas inintéressant car pas mal de joueurs (moi le premier !) passent leur temps sur Youtube à regarder des vidéos de jeu. Mais le développement sain du jeu vidéo n’ira pas dans ce sens.

D’une part, parce que la mimesis, c’est-à-dire la reproduction du réel par des moyens artistiques et techniques, est une impasse : le jour où les jeux vidéo reproduiront parfaitement la réalité, la réalité sera toujours préférable à son reflet. Et d’autre part, la reproduction de l’intelligence humaine par les processus informatiques est une perte d’efficacité. Un programme est mille fois plus habile à gérer des environnements, une ville, les flots d’une rivière que le comportement naturel d’un humain. Laissons-le intervenir là où il est efficient.

Pour le plaisir et par curiosité, tu peux nous citer deux jeux importants pour toi ? Disons un vieux et un moins vieux.

The Secret of Monkey Island, un des premiers jeux d’aventure dans lequel il n’est pas possible de mourir, ce qui a marqué une évolution importante dans la conception de jeu. Et Dark Souls, un jeu moderne très difficile où l’on meurt sans cesse et sans avertissement, ce qui a marqué une évolution importante dans la conception de jeu. Voyez : plus les choses changent, plus elles restent les mêmes.

Propos recueillis par le site Fun Academy.

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